Une étude scientifique récente, très intéressante sur les chiens des indiens Pitaguary, nous laissent entrevoir nos erreurs sur l’interprétation que nous avons sur ces relations Humains/canins.. Je vous laisse la découvrir .
INTERVIEW JANVIER 2019
Cinthia Moreira de Carvalho Kagan
Dans le but de comprendre un peu mieux ce qui entoure l’éducation et l’étude du comportement canin, nous avons décidé de mettre en place des petites « interviews », qui se font de plus en plus rares, par manque de temps.
Pour cette sixième session, très particulière, c’est Cinthia Moreira de Carvalho Kagan, docteur en anthropologie, qui nous fait le plaisir de jouer le jeu.
INTERVIEW JANVIER 2019 2
Cinthia Moreira de Carvalho Kagan
Bonjour, d’abord merci infiniment d’avoir accepté de jouer le jeu de l’interview, les témoignages comme le vôtre sont aussi rares que précieux. Pouvez-vous vous présenter en quelques lignes ?
Cinthia Moreira de Carvalho Kagan : Je m’appelle Cinthia Moreira de Carvalho Kagan, brésilienne, docteur en anthropologie diplômée de l’université de la Sorbonne. Pendant mon parcours académique, j’ai étudié la relation entre les humains et les animaux, plus spécifiquement le chien aussi bien dans les villes que dans des environnements plus isolés, telles que les communautés indigènes. Pour être plus précise, je me suis intéressée, et je m’intéresse toujours, à la place et au rôle du chien dans diverses sociétés. En partant du principe que les êtres humains maintiennent une relation objective et subjective avec les animaux j’ai élaboré une ethnographie des liens entre les Pitaguary et leurs chiens.
Au début des années 2010, vous avez passé beaucoup de temps sur le terrain, au Brésil, à observer les gens, mais aussi à observer de nombreux chiens, pouvez-vous nous expliquer de quoi il était question ? Combien de temps avez-vous passé sur place ?
Cinthia Moreira de Carvalho Kagan : Effectivement, dans le cadre de ma thèse j’ai pu observer de près la relation entre les indiens Pitaguary (groupe ethnique situé au Nordeste brésilien) et les chiens. Ce travail est le fruit d’études sur site, à hauteur de 5 terrains de 3 mois chacun entre 2011 et 2015. Mon quotidien consistait à « me fondre » au sein du village afin d’observer les humains et les chiens. L’objectif principal était de définir le rôle du chien dans cette communauté, et comment ils faisaient équipe dans cette environnement, aussi bien du point de vue humain que canin, en partant du principe qu’ils formaient une communauté hybride (interspécifique et intraspécifique).
Vos observations ont-elles un caractère scientifique ? Si c’est le cas, pouvez-vous nous décrire rapidement le protocole utilisé ?
Cinthia Moreira de Carvalho Kagan : Oui. Dans le cadre d’un doctorat, le caractère scientifique est la condition sine qua non pour que la thèse soit validée. Mon jury de thèse était composé d’un historien spécialiste des animaux, d’un anthropologue étudiant le point de vue de l’animal, d’un anthropologue spécialiste de l’étude des peuples indigènes, d’une sociologue pour le lien social de cette relation, et enfin par un vétérinaire pour le focus animal.
En ce que concerne le protocole, dans un premier temps je me suis présentée à ce peuple indigène et j’ai utilisé un langage « non technique / accessible » pour leur expliquer l’objet de mon étude. Au départ ils n’ont pas bien compris, et ils pensaient que j’étais vétérinaire… et comme il est difficile de se faire accepter dans une communauté indigène, je n’avais pas vraiment ma place parmi les humains, donc, je me suis rapprochée des chiens. J’ai passé mes journée à les suivre, à rentrer avec eux dans la forêt (parce qu’ils ont la liberté de faire cela quand ils veulent, sans la présence d’un humain), je me mettais par terre avec eux quand ils s’apprêtaient à manger, à jouer et de temps en temps j’avais le droit à une attention spéciale de leur part, ils me léchaient, se frottaient contre moi, enfin, ils me permettaient de faire partie de leur quotidien. J’ai un peu payé de ma personne, mes jambes étant régulièrement égratignées par des déplacements pénibles dans la montagne – ils prenaient toujours des chemins pas évidents pour un humain -, et puis je sentais le chien. Au fils du temps j’ai commencé à attirer la curiosité des indiens qui se demandaient ce que je faisais. Petit à petit, ils sont venus vers moi, on a discuté de ma recherche et puis progressivement ils se sont intéressés et ont décidé de m’aider en m’emmenant à la chasse, visiter leurs plantations, à la pêche, tout cela, bien sûr, accompagné des chiens (quand ceux-ci se montrait prompt pour venir, ce qui arrivait très souvent).
Je ne suis pas partie de Paris avec un protocole finement établie, car comme anthropologue, j’avais déjà l’expérience d’autres terrains et de la nécessité de m’adapter aux différentes caractéristiques spécifiques découlant d’un terrain. J’ai donc élaboré progressivement un protocole afin de répondre aux critères scientifiques de collecte, d’analyse et de restitution des données. Ce protocole m’a permis aussi d’échanger et de vérifier auprès des indiens que cette « matière première collectée » correspondait à la réalité. Cela me permettait de faire valider in situ mes observations sur leurs relations avec les chiens. …/…
… Sur la partie qui peut être considérée plus objective, c’est-à-dire l’observation des humains, j’examinais leurs attitudes avec les chiens, j’écoutais ce qu’ils me disaient à propos de ces animaux, leur participation dans la vie quotidienne, dans le travail collectif, dans les cérémonies, dans le monde spirituels (oui, le chien est symboliquement très spécial chez les Pitaguary, il fait partie d’un mythe sur le bien et le mal pour ce peuple). Du côté des chiens, je me mettais à quatre pattes pour avoir leurs point de vue, je les suivais et je les observais des heures et des heures, et même si je ne peux pas penser comme un chien, j’ai compris que je pouvais penser avec les chiens et j’ai essayé de capter leurs intentions et leurs logiques au travers de leurs comportements, postures. De la même manière que je l’aurais fait avec un être humain avec qui nous ne pouvons pas communiquer verbalement et donc deviner les pensées, l’analyse se base sur les actes et comportements qui finissent par être interprétés.
Quels rapports les indiens Pitaguary entretiennent-ils avec les chiens ? Quelles sont les différences avec le « rapport au chien » occidental ?
Cinthia Moreira de Carvalho Kagan : Le rapport que les Pitaguary entretiennent avec les chiens est complètement diffèrent du rapport que nous maintenons avec nos chiens occidentaux. Chez les Pitaguary les chiens vivent en totale liberté, jamais attaché ou confinés. L’arrière-cour des maisons est la montagne, où les chiens passent une bonne partie de leur journée. Leur alimentation provient de la chasse (qu’ils font tout seul), ou des restes de gibiers offert par les indiens quand le chien chasse en équipe avec eux. Ils ont aussi le droit à une gamelle (restes de nourriture) qu’ils partagent entre chiens. Une seule gamelle pour tous, ou des restes par terre. À tour de rôle les chiens se servent. Malgré la faim je n’ai pas observé beaucoup de conflits pour le partage de la nourriture, c’est un moment collectif. Les chiens chez les Pitaguary, on aussi un rôle de vigile, ils passent la nuit ensemble et font plusieurs fois le tour des maisons. Ils sont aussi nounou, quand les indiens font des cérémonies nocturnes et amènent les enfants au pied de la montagne pour passer une partie de la nuit, un drap est mis par terre, tous les enfants dorment dessous et les chiens se mettent en cercle autour des enfants pour les protéger des dangers potentiels (renard, araignées, serpents, etc.). Pendant la journée les chiens s’occupent aussi des enfants, en jouant, et en les surveillant des dangers de la montagne.
Le chien accompagne aussi les indiens dans leurs activités quotidiennes tel le travail de la terre, la pêche. Ils restent à côté des humains et les protègent aussi des éventuels dangers. Selon les indiens ils les accompagnent aussi pour le plaisir de se balader et de leur compagnie. Je suis d’accord avec ce qu’ils avancent, car on s’aperçoit facilement de la félicité des animaux.
Selon les indiens toujours, le chien est thérapeutique. Quand les humains sont stressés il suffit de jouer avec eux et le stresse diminue (aussi bien les adultes que les enfants).
Les indiens expliquent aussi que les chiens peuvent détecter certaines pathologies: Si ils reniflent avec insistance une partie du corps d’une personne, cela peut-être signe de maladie. Le chien peut aussi aider à guérir certaines blessures superficielles avec sa salive, s’il lèche la blessure plusieurs fois par jour pour faciliter la cicatrisation. Pour la coqueluche, les indiens utilisent les fèces séchées du chien pour faire une tisane qui aide à éliminer les sécrétions.
Pendant les parties de chasse le chien joue deux rôles : physiquement il participe à attraper le gibier, et spirituellement il protège l’indien des attaques « da caipora » (entité qui vit dans les forêts et attaque les humains et les chiens chasseurs). Si la caipora arrive, le chien la voit en premier et reçoit les châtiments à la place de l’indien. Donc le chien, au moment de la chasse, sers également comme bouclier de l’humain.
Chez les Pitaguary, le chien occupe la place d’un chien. « Ils ont une vie de chien, avec tous les dangers et la liberté que cela représente ».
Quelle place occupe l’éducation canine dans le milieu observé ?
Cinthia Moreira de Carvalho Kagan : L’éducation canine se fait naturellement. Le chien est habitué depuis tout petit à observer le comportement des autres chiens, qui au travers des jeux, des parties de chasses…s’habituent à vivre dans ce milieu intra spécifique. Avec les humains, c’est le quotidien et l’intimité entre les deux espèces qui donnent lieu à un apprentissage. Rien n’est forcé ni programmé, ils n’ont pas les mêmes nécessités éducationnelles que nous pensons indispensables pour les chiens de ville. L’environnement est différent, la logique est différente et le chien s’adapte. Avec le temps partagé ensemble, les chiens et les indiens se comprennent pour les mouvements du corps, et surtout par le regard. Le leader spirituel des Pitaguary était fier de dire que la compréhension entre les humains et les chiens passe par le regard, pas besoin d’un mot.
Avez-vous eu connaissance de dérives comportementales ? De morsures sur humains par exemple ou d’agressivité ? De fugues ou de destructions ? Si c’est le cas, quelles sont les solutions apportés ?
Cinthia Moreira de Carvalho Kagan : Je n’ai jamais entendu parler de morsures, d’attaques, rien de tout cela. L’absence de privation et de frustration m’ont montré que les chiens sans stress sont des chiens non agressifs. Il existe des conflits entre chiens, pour divers motifs : chienne en chaleur, territoire, etc. mais je n’ai jamais observé de dérives entre chiens et humains. En ce qui concerne les fugues, cette notion n’existe pas chez les Pitaguary, car les chiens ont la liberté d’avoir plusieurs humains de prédilection et de passer une période avec l’un puis avec l’autre. J’ai observé plusieurs fois un chien vivant chez tel personne en accompagner une autre, puis retourner chez le premier, voire suivre une troisième personne. Le chien n’a pas un maître (ou un humain) attitré. Il est libre de choisir ses compagnies.
Les comportements agonistiques sont-ils fréquents ? Dans quelles circonstances se produisent-ils ?
Cinthia Moreira de Carvalho Kagan : Par rapport aux comportements agonistiques, comme les animaux vivent ensemble en totale liberté (chiens, chats, poules, chèvres, oiseaux, etc.) ils arrivent parfois que des conflits éclatent. Entre groupe de chiens, entre chien et chats, etc. Cependant les agressions sont rarement entre les animaux d’un même groupe. C’est le chat du voisin qui vient se balader dans un bout de terrain que ne lui appartient pas, et il se fait chasser par les chiens ou par les chats qui d’une certaine manière s’identifient comme appartenir à cet environnement précis. Je peux témoigner aussi de deux groupes formés chacun par environ 6 chiens qui se bagarraient entre les parcelles des maisons. Cependant, quand ces dits chiens venaient accompagner de leur humain rendre visite à l’humain de l’autre groupe de chiens les conflits disparaissaient. Les mêmes chiens qui se bagarrent dans l’espace « publique », pouvaient s’entendre dans les espaces « privés ». Bien sûr que dès fois cela ne se passait pas bien, cela se terminait en bagarre, mais les humains n’intervenaient pas, « les problèmes de chiens se résolvent entre chiens ».
Le monde de l’éducation et du comportement canin est actuellement particulièrement divisé, certains évoquent une hiérarchie claire, tant intra spécifique que interspécifique, certains réfutent la hiérarchie interspécifique et enfin d’autres, dont je fais partie, réfutent même l’idée d’une hiérarchie intraspécifique, Qu’en pensez-vous ?
Cinthia Moreira de Carvalho Kagan : Quand je suis arrivée chez les Pitaguary, j’avais comme idée d’identifier la hiérarchie et la dominance entre les chiens, alphas, betas, etc. Toutefois, plus je cherchais à les identifier, plus je me dissuadais de ces concepts. Ce que j’ai pu observer c’est une entente collective, des chiens qui s’organisent pour chasser, jouer, dormir, vivre leurs vie de chiens sans obligatoirement avoir une place de dominant et/ou dominé. Les chiens vivent de manière organisée, et quand ils chassent ensemble ce n’est pas toujours le même chien qui prend la tête du groupe, cela se fait à tour de rôle. C’est encore plus flagrant quand les chiots d’environs 3 mois intègrent la chasse et qu’on voit clairement les chiens plus expérimentés leur montrer des techniques : arrêt, écoute… tous les chiens participent à l’éducation de l’apprenti. J’ai pu observer que les chiens peuvent avoir des fonctions différentes et mutables. Le chien qui part chasser aujourd’hui peut préférer rester comme vigile de la maison demain. Le chien qui était en queue de peloton pendant la partie de chasse aujourd’hui peut courir et se mettre tout devant demain. Il n’y a pas une hiérarchie, un dominant attitré, ce qui existe se sont des chiens qui s’organise quotidiennement et qui font un travail d’équipe (intra et interspécifique). Sans oublier les vieux chiens qui malgré des années de chasses préfèrent rester près des habitations, avec les femmes et les enfants, comme un retraité, sans pour autant perdre sa place dans la meute, car lorsque les chiens reviennent de la chasse, ils passent souvent à côté de lui et viennent le saluer (selon les indiens). Pour résumer, chez les Pitaguary je n’ai pu observer ni la dominance de statut, ni par âge.
Après des années d’observations, j’ai abandonné le modèle hiérarchique, pour arriver à un modèle collaboratif, dans lequel certains leaderships peuvent exister, mais relatifs à un domaine d’activité (certains individus se démarquent dans la surveillance, pour d’autres c’est la chasse…), quel est votre avis sur cette façon de voir les choses ?
Cinthia Moreira de Carvalho Kagan précise que sa réponse à la question précédente répond à celle-ci également.
Selon-vous, comment se positionne l’humain ? Peut-on parler de groupe social mixte ?
Cinthia Moreira de Carvalho Kagan : Je pars du principe qu’ils forment un groupe social mixte, ce que je décris dans mon étude comme une « communauté hybride ». J’utilise le concept de « communauté hybride » du philosophe Dominique Lestel (1996, 2001, 2004, 2007, 2013) pour définir une société où la relation de collaboration entre humains et animaux se superpose à celle d’autorité. Il s’agit de mettre en lumière les liens interspécifiques au centre des rapports sociaux, où tant l’humain que l’animal ont statut de sujet.
Les chiens se développent et se comportent en accord avec leur environnement. Ils ont chacun leur personnalité propre, leur histoire (raconté par les indiens), une grande proximité avec les humains, sans pour autant être humanisé. Il vit une vie de chien, il pue, il est libre, il joue, pas de contraintes ni d’horaires pour la balade, ni pour la gamelle, quand il est malade il est traité avec les médicaments issue de la médecine traditionnelle. Si je n’ai pas décrit ces chiens comme appartenant à quelqu’un, ni les indiens comme maîtres, il existe une raison : ce ne sont pas les chiens des Pitaguary, mais des chiens Pitaguary qui vivent et partagent l’environnement avec ces indiens.
Quelles conclusions tirez-vous de votre étude, humaines ? Canine ?
Cinthia Moreira de Carvalho Kagan : Les études de la relation entre les humains et les animaux prennent petit à petit leur place en anthropologie. Depuis plusieurs points d’observation, l’anthropologie interprète et explique les relations établies entre les humains et les animaux au fil de l’histoire. Petit à petit ces études s’engagent à observer les animaux plus proches de nous et plus communs, comme les animaux domestiques. J’ai essayé de comprendre dans mes études comment cet animal domestique interagit socialement et ce qu’il signifie dans un contexte indigène. J’ai analysé un même animal structuré à partir d’une double existence : objective et subjective. Cependant, il me fallait considérer dès le départ que le chien est un sujet à part entière
Dans la relation subjective, j’ai mis l’accent sur ce que je considère comme le ciment de cette relation hybride : la communication et l’empathie qui servent de socle à la vie « ensemble ». La communication passe naturellement par le corps de manière intentionnelle (mouvements de bras, têtes, claquement des doigts, sifflements, etc.) ou non intentionnel (postures, hormones, contact des peaux, etc.) et forme un langage interspécifique. Tant les humains que les chiens subissent une initiation intra et interspécifique, ou les chiens sont acteurs à part entière de la transmission des codes de conduite et des fonctions.
De manière plus ethnographique, j’ai décrit la vie du chien chez les Pitaguary. Cette démarche visait à montrer le chien développe certaines fonctions sociales au sein de son groupe interspécifique basé sur ses capacités et en rapport avec son âge. Jouer à l’âge de l’enfant, travailler à l’âge adulte, puis retraité, et enfin sa vie après la mort, où son esprit comme ses ossements connaîtront différents aléas. Néanmoins, tous les récits recueillis sur mon terrain partaient des humains qui parlaient de leurs chiens, et étaient interprétés par moi, autre être humain.
Le chien accompagne l’homme et cohabite avec depuis des millénaires. L’homme l’anthropomorphise, communique avec lui, échange des émotions. Il fait partie d’une structure, d’une dynamique humaine, où il est intégré en tant que membre, mais d’une autre espèce, de la même manière que les genres masculins et féminins jouent un rôle dans les classifications sociales. Et c’est justement dans cette ambigüité du terme « membre », tout en étant d’une autre espèce à part, que l’adaptation du chien requiert l’attention.
De manière plus ou moins intentionnelle, avec ses propres stratégies et capacités, le chien est devenu l’intime de l’humain qui à son tour l’assujettit, c’est-à-dire lui donne rang de sujet. À partir de cet assujettissement, le chien se personnifie, et développe des caractéristiques uniques et irremplaçables aux yeux de son maître.
Ces animaux deviennent des personnes par l’agencement très particulier des formes de coexistence. La cohabitation permet un « débordement » c’est-à-dire une empreinte mutuelle caractéristique des communautés hybrides. La légitimité de la représentation de cet animal ne repose pas sur des règles préfabriquées, mais sur la connaissance de l’animal dans la vie quotidienne, dans les espaces partagés et dans le débordement. Chaque chien devient particulier il possède des caractères intrinsèques comme chaque intégrant des communautés hybrides.
Le chien Pitaguary est différent des autres, parce que les Pitaguary ont des particularités. Pendant mes années de recherches doctorales, j’ai pu visiter d’autres tribus du Ceará et d’Amazonie. Et j’ai constaté que le chien s’adapte à chaque environnement selon son rapport avec l’humain. Chez les Dessana, à São João do Tupé (AM), il n’y a tout simplement pas de chiens. Les raisons tiennent à une volonté indigène de ne pas en avoir, car les chiens et le tourisme ne feraient pas bon ménage. Or les tentatives d’avoir des chiens ont été multiples, selon Diakuro Dessana. Il m’a dit que quand il sortait pour chasser dans la forêt et qu’il voyait un chiot qui lui plaisait il le prenait (le volait) et l’amenait dans le village. Cependant, Diakuro m’explique que les chiens ne survivaient pas, ils arrivaient et mouraient peu de temps après, d’une maladie quelconque. Comme les habitants de la Terre Indigène n’avaient pas un grand intérêt à les conserver, les chiots n’étaient pas soignés. La vie du chien durait donc quelques jours, le temps de distraire les enfants et les adultes, sans faire peur aux touristes qui viennent chercher l’exotisme, le « sauvage », l’Autre.
Chez les Baré, également à São João du Tupé (AM), l’histoire est toute autre. Eux possèdent beaucoup de chiens qui sont souvent malades et affamés. Contrairement à ce qui se passe chez les Pitaguary, les chiens ont un maître fixe. L’idée de partager un chien leur est étrangère. Les Baré chassent avec leurs chiens, et selon le cacique Jeremias Baré, ils montent la garde. Donc le chien a une utilité, il intéresse et s’intéresse aux humains, et tant bien que mal, il est intégré dans la culture Baré.
Chez les Jenipapo-Canindé au Ceará, le chien occupe une place assez semblable à celle des chiens chez les Baré. Peu à manger, souvent malades, les chiens vivent en liberté et se promènent dans le village. Chez les Jenipapo-Canindé, il existe un projet de tourisme. Les visiteurs viennent passer la journée, manger sur place, se baigner dans la rivière et parfois faire du camping. Avec les chiens cela se passe plutôt bien, selon Prea, fils du cacique, il n’y a pas d’accident. Cependant, les Indiens s’efforcent de les maintenir loin des visiteurs même si pour cela ils doivent les attacher. Pourquoi ont-ils des chiens ? Prea m’a répondu que le chien chasse et protège. Ils ont toujours eu des chiens. Prea m’a dit qu’ils font partie du village, qu’ils sont là, et qu’ils continueront à être là.
Quand je suis allée chez les Tremembé, à Almofala au Ceará, le rapport avec les chiens était particulier. Le chien fait vraiment partie du village. À plusieurs reprises, j’ai demandé à différentes personnes à qui appartenait tel chien. Et la réponse était toujours : « Il est d’ici ». Le chien n’appartenait à personne, il appartenait à l’endroit, ainsi qu’à la communauté, d’une forme plus subtile. Les Tremembé, quand ils ont des restes, les jettent n’importe où et le chien le plus proche en profitera. Le chien, chez les Tremembé, sert à protéger des dangers naturels et de la violence qui vient de la ville. Cependant le chien ne chasse pas, ou presque pas. Les Tremembé vivent sur le littoral et la pêche est très présente, bien plus que chasse. Le chien fait partie de la vie collective, mais il n’est pas indispensable, et le traitement qui leur est destiné en découle.
Puisque les Pitaguary ont toujours eu des chiens, que ces chiens font partie des mythes du village, que des fêtes sont organisées en l’honneur des chiens, qu’un cimetière leur est réservé, qu’après la mort ils continuent à accompagner les gens (sous forme d’esprit et d’ossements), et qu’ils participent à la vie sociale et au travail, j’en déduis que ces chiens ont construit leur place dans la société Pitaguary. Chez les Pitaguary, le chien reste intrinsèquement un chien, mais extrinsèquement, les relations hybrides qu’il maintient avec les gens lui permettent d’avoir plusieurs modes d’identification en fonction des contextes.
J’ai exposé ces cinq cas pour permettre en conclusion de mettre en avant les études des communautés hybrides portées sur les animaux, et devant prendre en compte toutes les subtilités et particularités de chaque groupe observé. La cohabitation, le langage et les émotions qui resurgissent doivent être analysés sur une longue durée.
Une autre conclusion que je tire de cette étude est que pour comprendre davantage les communautés hybrides, il est nécessaire de dépasser le cadre des SSSM (Standard Social Science Model) et d’y additionner d’autres perspectives capables de répondre au mieux aux questions posées par les relations interspécifiques. Un « bricolage » entre plusieurs disciplines, notamment l’anthropologie, l’histoire, l’éthologie, la psychologie, sont des conditions fondamentales pour le bon développement d’une approche plus inclusive. L’émotion et l’anthropomorphisme employés de forme mesurée sont des outils importants à analyser dans la perception de ces rapports hybrides : on ne peut donc en faire l’économie.
L’anthropologie, durant les dernières années, déploie des efforts considérables pour intégrer les êtres non humains qui composent les communautés hybrides parmi les sujets d’investigation. Néanmoins, le dernier et peut-être le plus grand effort qu’il nous reste à dépasser dans ces études est celui de transcrire un point de vue qui n’est pas le nôtre.
Admettre dès le départ que les chiens sont capables d’empathie et de participer de forme active à une société hybride, notamment à travers des compétences communicationnelles, permet d’éviter un modèle standard et de s’en tenir à la réalité observée : les sociétés diffèrent entre elles, et leurs chiens également.